Philippe Laurent « Nous ne pouvons plus penser la ville comme nous la concevions hier »

Projet de loi Elan, modernisation de la Fonction publique territoriale, politique de la ville, besoin d’architecture et nouveau souffle européen. Sur tous ces sujets Philippe Laurent, président du Conseil supérieur de la Fonction publique territoriale (CSFPT), joue la dissonance et cultive une pensée critique qui fait mouche auprès des élus locaux dont il fait partie.

Qu’attendez-vous de la prochaine Conférence nationale des territoires ?

C’est un rendez-vous important pour les acteurs locaux et les élus. J’attends avant tout qu’ils soient mieux reconnus dans leur fonction d’employeurs territoriaux, puissent exprimer leurs demandes et que nous parvenions à une reconnaissance de cette « gestion différenciée » souhaitée par le président de la République. J’attends que le gouvernement considère les acteurs locaux comme de véritables partenaires, co-acteurs de l’action publique, et soient traités comme tels. J’attends aussi une prise de position forte et unie du pouvoir central et des pouvoirs locaux face à la Commission européenne, qui propose pour la prochaine période budgétaire de l’Union une diminution importante de la politique de cohésion sociale et territoriale dont nous ne voulons pas. En un mot je souhaite que le « pacte girondin » prôné par Emmanuel Macron soit confiant, effectif et durable.

Un point d’étape y est attendu sur la mission conduite avec Olivier Dussopt sur la modernisation de la Fonction publique territoriale (FPT). Le manque de techniciens et compétences dans certains domaines est un enjeu pour les employeurs territoriaux. Quelles solutions proposer ?

La FPT embrasse un nombre très élevé de métiers et les agents publics, fonctionnaires ou contractuels, qui ont à cœur de répondre aux missions toujours plus diverses et contraintes qui sont les leurs. Cependant il arrive que, concernant certains métiers dits en tension, des manques importants de personnels viennent à se faire jour, notamment dans les secteurs des services à la personne ou des médecins territoriaux. Le CSFPT a régulièrement souligné ces manques et proposé des solutions pour y remédier. Pour les médecins nous avons remis un rapport alarmant au gouvernement. Il s’agit de se donner les moyens de rendre ces métiers attractifs. Le recours aux contractuels peut permettre de palier le manque de fonctionnaires titulaires dans des métiers très spécifiques pour lesquels il n’existe pas de concours ou lorsque ceux-ci sont organisés de façon peu régulière. Pour autant nous ne souhaitons pas une « ouverture des vannes » car le statut est protecteur aussi bien pour l’employeur que pour l’agent. Malgré ce qui est parfois affirmé de façon péremptoire, le statut de la FPT est suffisamment souple pour que l’employeur puisse mener une véritable politique de ressources humaines.

La FPT a-t-elle besoin d’un nouveau souffle ?

Une question mérite d’être posée : en a-t-elle vraiment besoin ? Je ne veux pas dire que tout va absolument bien… Mais la FPT fonctionne et ne rencontre pas certains blocages que l’on trouve dans la Fonction publique d’État. Elle constitue une forme d’équilibre réussie entre la possibilité pour l’agent de mener une véritable carrière au sein d’en ensemble important de près 50 000 employeurs et de deux millions de personnes, et l’autonomie de gestion de chacun de ces employeurs. C’est une remarquable performance. En plus de trente ans d’existence, elle a su s’adapter aux nombreux défis que rencontrent les collectivités et au développement de l’intercommunalité. Le « Livre blanc » de la FPT* a dressé un diagnostic des difficultés à régler. Nous y travaillons en permanence.

Avec en tête quelle priorité ?

Il faut insister sur la diversité de la Fonction publique tout en rappelant la nécessité de son unité. Chacun des trois versants présente des particularités qui lui sont propres et l’on se rend compte, au fil des débats et réunions, que les problèmes rencontrés par le versant État diffèrent fortement de ceux du monde hospitalier ou territorial. Dans ce dernier, outre l’augmentation des compétences dévolues par l’État à l’action publique locale, la diversité des métiers et la structuration particulière (plus de 75 % des agents relèvent de la seule catégorie C) engendrent des particularités liées aux rémunérations, au manque de mobilité ou à une formation insuffisante, notamment dans la perspective du maintien dans l’emploi ou de la seconde carrière. Les outils existent déjà, qui peuvent permettre de rendre la Fonction publique plus attractive. Il faut les mettre en œuvre, les développer. Les évolutions nécessaires ne pourront se faire que dans le cadre d’un dialogue social constructif et régulier, sur le plan local et national. Ce à quoi s’emploie quotidiennement le CSFPT.

La loi Elan (“portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique”) a fait l’objet d’un marathon législatif et devrait être promulguée durant l’automne. Quelles craintes partagez-vous ?

Dans un contexte économique tendu et une situation où la production de logements est, dit-on, insuffisante pour abriter tout le monde et ceci particulièrement en Île-de-France, se dessine une volonté inébranlable : « Construire plus, plus vite, mieux, plus et moins cher ». C’est à partir de cette « volonté » que les pouvoirs publics souhaitent désormais – avec le soutien actif de certains groupes de pression efficaces – que la production de logements sociaux ne soit plus assujettie à la loi sur la maîtrise d’ouvrage publique dite loi « MOP », qui prévoit en particulier l’organisation de concours d’architecture et de maîtrise d’œuvre, et de renforcer l’industrialisation de la production du bâtiment. On comprend l’intention générale qui est d’alléger des procédures considérées comme trop lourdes et de réduire les délais de fabrication.

Ce n’est pas votre point de vue ?

Non, avec quelques décennies d’expérience, je ne pense pas que, concrètement, l’objectif poursuivi sera atteint. La réduction opérée sur le temps, entendue de cette façon, ne touchera pas les « bons moments ». Pour attester cette affirmation, souvenons-nous de l’expérience des « grands ensembles » – et notamment celle, tristement fameuse, des opérations « million », à peu près toutes détruites depuis -, qui ont été conçus selon cet esprit et que nous sommes en train de payer à coup d’opérations de type ANRU, avec des factures se comptant en dizaine de milliards d’euros et surtout des difficultés sociales et un gâchis humain incalculables, que personne ne veut plus voir et que dénoncent la plupart des maires de banlieue, parfois spectaculairement.

D’où la mobilisation qui s’amplifie contre la suppression de l’obligation du concours d’architecture pour les logements sociaux.

Oui car en abolissant la loi MOP, la qualité ne sera plus au rendez-vous. L’organisation, la forme, la durée de ce concours sont le moment quasi unique du débat de fond sur le projet, du « colloque » à l’origine du fait urbain. Ce débat est vital, tant pour partager un projet, gage de sa réussite, que pour l’accepter, gage de son intégration. En bannissant la réflexion architecturale et donc urbaine, en empêchant justement ce « moment » privilégié, hautement et purement politique où l’élu doit se confronter à sa vision de la ville, on reconduira les erreurs du passé, on privilégiera le nombre au détriment de la qualité. C’est donc bien l’avenir de l’architecture qui est en jeu, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut se réduire à de simples bâtiments, à des constructions, mais quelque chose qui soit « habitable ». Il ne s’agit pas de construire des logements. Il s’agit de « faire de la ville ». Ce n’est pas du tout la même chose.

Des consultations citoyennes sur l’Europe sont lancées dans l’Hexagone mais, du côté de la Commission européenne, le programme de l’Europe des citoyens semble disparaître de la proposition de budget 2021-2027. Est-ce préoccupant ?

L’Union européenne souffre d’un discrédit et provoque même une certaine hostilité dans certains pays qui l’ont pourtant rejoint récemment. Pourquoi ? Parce qu’elle apparaît uniquement sous l’angle normatif, réglementaire et économique, bien loin du souffle pacifique et optimiste qui avaient animé ses pères fondateurs dans les années 1950. De ce fait, la culture et l’histoire peuvent et doivent être un moteur de cohésion comme l’est déjà le programme Erasmus qui gagnerait à être développé (la Commission propose de doubler son budget, soit 30 milliards, pour la prochaine période budgétaire, ndlr). Le programme de l’Europe des citoyens finance des projets œuvrant au travail de mémoire, à la connaissance réciproque des citoyens européens et à leur rapprochement de l’UE. Autant dire qu’il va dans le sens d’une meilleure approche des institutions européennes par les citoyens de l’Union. C’est important car l’Europe souffre d’une image éloignée des préoccupations quotidiennes de ses habitants. Ce programme peu coûteux doit donc être maintenu voire augmenté, pour marquer aune vraie volonté politique de relance de la part de la Commission et des États membres.

C’est le 20ème anniversaire de l’instrument de jumelage de la Commission européenne. Que pensez-vous de ses apports ? Les projets de jumelage enrichissent-ils les administrations publiques, les incitent-elles à évoluer ?

Le jumelage est une tradition ancrée de longue date dans les pratiques des collectivités. Il instaure une coopération entre les administrations publiques des États membres de l’UE et des États candidats à l’adhésion. Depuis 1998, 2 700 projets ont été réalisés. Des fonctionnaires coopèrent avec leurs pairs dans les administrations des pays partenaires. C’est essentiel quand on connaît l’histoire, belliqueuse et dramatique, de notre continent. Par ces jumelages les collectivités participent à la constitution d’une citoyenneté européenne, au plus près des citoyens de tous âges, de tous pays et de toutes conditions.

Au sujet des quartiers prioritaires de la politique de la ville Emmanuel Macron a annoncé un débat d’évaluation de l’équité territoriale au Parlement. Et le fait de réinvestir dans l’école avec des « référents laïcité » pour former les maîtres en accompagnant pour cela les maires. Cela vous semble utile ?

C’est même indispensable mais suffisant, non. La question de l’aménagement urbain de certains de ces quartiers reste majeure, tout comme celle de leur désenclavement. C’est pourquoi il faut une vraie mobilisation pour continuer de « reconstruire la ville sur la ville », comme cela fut un temps lancé avec succès dans les Hauts-de-Seine par Charles Pasqua. Il faut que le gouvernement prenne mieux conscience de l’importance majeure du désenclavement de certains territoires, certes dans le monde rural, mais aussi dans les grandes agglomérations. A cet égard les nouveaux délais annoncés pour la réalisation du Grand Paris Express n’ont pas été une bonne nouvelle. Il faut que tous les acteurs – et ils sont nombreux – se mobilisent pour que ce projet devienne réalité le plus rapidement possible. Il en va de l’avenir de nombreux quartiers et de leurs habitants. La situation est d’autant plus urgente que des promesses ont été faites, pour le moment non tenues. La qualité du cadre de vie et les facilités de communication avec d’autres quartiers sont des conditions tout aussi nécessaires de l’équité territoriale, voulue à juste de titre par le chef de l’État.

L’autonomie financière des collectivités est indissociable de la décentralisation. Pourquoi est-elle indispensable ? Quelles sont les pistes à l’étude pour la préserver ou la renforcer ?

Les collectivités locales s’administrent librement, aux termes de l’article 72 de la Constitution, complété en 2003 par la notion de « part déterminante » réservée aux recettes dites « propres ». En France, où l’État central reste dominateur en toutes circonstances sur la loi et le règlement, une décentralisation effective et l’existence de libertés locales ne vont pas sans l’autonomie financière et fiscale qui permettent aux élus de fixer librement le montant de leurs ressources. Sinon, tout est verrouillé d’avance. Les collectivités locales sont en outre d’importants investisseurs, et elles génèrent une activité économique majeure au plan local. Elles agissent certes dans un cadre légal défini par l’État, mais ce même cadre leur confère des compétences sans cesse accrues depuis plus de trente-cinq ans. Aussi, l’accomplissement de ces missions nécessite les moyens adéquats. Ainsi, l’annonce de la suppression, progressive, de la taxe d’habitation sans aucune solution apparente de remplacement inquiète notamment les maires. Non sans raison. Si l’on veut permettre aux élus locaux d’être responsables et novateurs, encore faut-il leur en donner les moyens et leur permettre de développer pleinement leur territoire, en prenant aussi leurs responsabilités fiscales et en leur permettant donc de lever l’impôt, des impôts modernes, justes et efficaces. Sinon, il n’y a plus besoin d’élus : des administrateurs gestionnaires d’enveloppes pré-fixées suffiront !

Comment réagir ?

Le moment est venu de travailler sur le fond et de pouvoir définir, de manière durable et partagée, ce que recouvre la notion de « libre administration » – juridique, politique, financière – car il semble que chacun l’interprète à sa manière. Mais cela impose aussi que l’État cerne ses propres compétences et se remette très profondément en question, dans son rôle et dans son fonctionnement. C’est sans doute cela, le plus difficile, notamment car la Fonction publique d’État subit des rigidités à nulle autre pareille.

Retour sur vos terres : zones 30, politique vélo, Sceaux innove en matière de mobilités douces. Cela vous tient-il à cœur ?

La lutte contre le réchauffement climatique, la transition énergétique et le maintien de la biodiversité sont des préoccupations au cœur de nos concitoyens, a fortiori de leurs élus de terrain qui doivent montrer concrètement la voie à suivre. Des collectivités et entreprises sont en pointe sur ce sujet. Les « smart cities » illustrent ce phénomène qui montre que numérique et environnement vont bien ensemble. Nous ne pouvons plus penser la ville comme nous la concevions hier. Les mentalités évoluent, les attentes des concitoyens aussi, qui attachent une grande importance au respect de l’environnement et à un développement de pratiques de développement durable. Ils ont raison. Comme tout maire d’une ville empreinte de ce genre de bouleversement dans les comportements, j’ai eu à cœur de prendre des mesures afin de permettre aux Scéens une alternative à la voiture. Ce n’est pas évident de prime abord, s’agissant d’une commune de la « banlieue » parisienne. Mais Sceaux dispose d’un réseau de transports en commun assez dense, et le développement des modes de déplacement doux va de pair avec une meilleure qualité de vie, à laquelle aspirent mes concitoyens. J’ajoute que la pratique régulière du vélo est excellente pour la santé et participe à la politique de prévention que toute commune devrait mettre en œuvre, puisque le pouvoir central a beaucoup de mal à le faire… En instaurant l’indemnité kilométrique vélo pour les agents nous les incitons à utiliser ce mode de déplacement, particulièrement pour ceux qui travaillent à proximité de leur domicile, comme c’est souvent le cas dans les communes. Le décret autorisant l’extension de cette possibilité n’a toujours pas été pris : c’est incompréhensible ! J’y vois une fois encore l’expression – à la limite du ridicule – de la rigidité de l’administration centrale et du blocage systématique de Bercy.

* Livre blanc de la FPT du CSFPT « Demain, la Fonction publique territoriale », adopté en 2016 et téléchargeable sur le site www.csfpt.fr.

Repères bio
Multicasquettes, le maire UDI de Sceaux (Hauts-de-Seine) est par ailleurs secrétaire général de l’Association des maires de France (AMF), conseiller régional d’Île-de-France et depuis peu délégué au suivi du dossier du Grand Paris Express.

Photo : © P. Crochard

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