André Laignel : “La commune est un pilier de la République et le lieu de la proximité, de l’humanité”

Depuis plusieurs mois, on sentait monter la tension entre les collectivités et l’État. Le 26 septembre, les maires, les présidents de région et de département ont lancé un appel solennel pour une relance de la décentralisation et la défense des libertés locales. Le texte est d’ailleurs très fort. On peut lire notamment : « Notre pays meurt à petits feux de son ultra-centralisation »...

Comment cette ultra-centralisation se traduit-elle dans les territoires ?

Vous avez raison de souligner que la mobilisation inédite des élus locaux, de tous niveaux de collectivités et toutes tendances politiques, ne vient pas de nulle part. C’est le fruit d’une accumulation de décisions qui se sont additionnées depuis le début du quinquennat d’Emmanuel Macron et qui tendent toutes à dessiner un même mouvement : celui d’une recentralisation, c’est-à-dire une déconstruction méthodique de la décentralisation initiée au début des années 80. Les exemples ne manquent pas mais le cas le plus emblématique est sans conteste celui de la contractualisation financière imposée aux collectivités. Rendez-vous compte : les élus sont tenus d’aller présenter leur projet budget au préfet, et cela, avant même qu’il ne soit voté par les représentants démocratiquement élus. Ceux qui refusent de signer sont sanctionnés par une ponction sur leurs dotations. Ce n’est ni plus ni moins qu’un retour de la tutelle telle qu’elle existait avant les lois Defferre ! Un pacte dans lequel une seule des parties est soumise à des obligations, sous la menace de l’autre, en droit, cela s’appelle un « contrat léonin » et il doit être déclaré nul et non avenu. L’objectif est d’ailleurs de soumettre les collectivités bien au-delà de celles qui sont concernées par la contractualisation car toutes les communes ont désormais, en théorie, l’obligation de se positionner lors du débat d’orientation budgétaire sur un plafond d’évolution de leurs dépenses. Pernicieusement, c’est le moyen de faire entrer dans la tête de chaque élu que la dépense publique est illégitime, nuisible, excessive.

Cette majorité n’est d’ailleurs pas un paradoxe près car elle ne cesse de multiplier les annonces unilatérales, toutes très ambitieuses et enthousiastes, dont la réalisation et le financement reposent en fait sur les collectivités : ouverture étendue des bibliothèques, création de places de crèches, baisse des tarifs de cantine, maisons de santé… Le gouvernement s’approprie la paternité de mesures qui ne dépendent pas de lui tout en demandant aux collectivités de les financer et, en même temps, de réduire leurs dépenses !

Au fond, cette contrainte qui pèse aussi bien sur les moyens que sur les libertés des collectivités traduit le plus souvent une revanche d’une technostructure nobiliaire sur ce qu’elle considère comme un dessaisissement de son pouvoir du fait de la décentralisation. Conséquence : le président de la République et le gouvernement n’ont de cesse de mettre en scène leur défiance, voire leur mépris, à l’égard des élus locaux. Aujourd’hui, la confiance est rompue. L’appel de Marseille sonne l’alarme.

 

André Laignel à la tribune du Congrès des maires de France (© Nathalie Chalard)

 

Cet appel est également un vibrant plaidoyer en faveur des élus locaux et de leur rôle fondamental. On a appris récemment que de très nombreux élus (un nombre jamais vu jusqu’ici) pensaient renoncer à leur mandat pour les prochaines municipales. Selon vous, quelles sont les raisons qui motivent ces décisions ? Pensez-vous que cela représente un danger pour la gestion des territoires et, au-delà pour le fonctionnement de notre République ?

Quand des élus de proximité jettent l’éponge c’est toujours un signe inquiétant pour la démocratie. Cela ne doit pas faire oublier qu’une très grande majorité de maires sont à la tâche et iront au bout de leur mandat. Mais beaucoup disent qu’ils ne se représenteront pas. Ce découragement est aggravé par le sentiment parfois d’être méprisé, souvent de ne pas être entendu. C’est un défi démocratique car les élus locaux représentent plus de 500 000 citoyens, pour l’essentiel bénévoles, qui chaque jour et partout sur le territoire concourent à la vitalité et à la cohésion sociale du pays.

Cette situation mérite des actes forts. Bien sûr, il faudra réfléchir à l’amélioration des conditions d’exercice des mandats locaux. Mais au-delà du renforcement du statut de l’élu, c’est toute la relation entre l’État et les collectivités qui est à reconstruire. Il faut reprendre le chemin de la décentralisation et redonner aux élus les moyens de mener les actions qu’ils estiment pertinentes sur la base du mandat que leur ont confié les citoyens. En somme, arrêtons de traiter les collectivités en filiales de l’État central et alors nous redonnerons l’envie à beaucoup de s’investir dans la vie publique locale.

 

L’appel de Marseille c’est surtout un appel en faveur des libertés locales via une nouvelle étape de la décentralisation. Pouvez-vous nous expliquer ce que recouvrent ces « libertés locales » ?

Je le disais à l’instant, les libertés locales sont l’essence même de la décentralisation. Nous appliquons au quotidien le principe de subsidiarité : que l’État nous laisse agir au niveau le plus efficace ! Je rappelle que nous sommes élus au suffrage universel, qui sanctionne notre action. Nos communes lèvent l’impôt et assurent les services publics locaux. Les libertés locales forment un ensemble avec ces responsabilités importantes. Notre appel en faveur des libertés locales traduit un plaidoyer pour un nouveau cycle, celui de la responsabilité et de la confiance de l’État. Nous avons montré nos capacités d’innovation et l’agilité des territoires. Nous avons appris à nous adapter pour répondre aux besoins, qu’il s’agisse des demandes quotidiennes de nos concitoyens ou des grands défis du pays. Nos collectivités sont ainsi en première ligne pour l’emploi, la transition écologique, les solidarités ou encore la sécurité.

 

Les élus signataires de cet appel ont créé une association : Territoires unis. Quelles seront ses missions ?

Nous avons dû tirer le constat qui s’imposait : la Conférence nationale des territoires est un échec retentissant. Nous avions demandé un cadre de dialogue que le gouvernement a transformé en instance de monologue, le sien. Les décisions étaient prises ailleurs sans que les élus locaux aient véritablement voix au chapitre. La CNT n’a plus d’avenir, il faut donc inventer autre chose.

Cette association que nous créons va rassembler les trois seules associations représentatives (AMF, ADF, Régions de France) de toutes les collectivités. Nous nous donnons les moyens de nous coordonner pour défendre les libertés locales contre la recentralisation qui est en marche, au moment où les territoires expriment une volonté grandissante d’autonomie. L’État doit entendre ce signal. Il doit cesser de croire qu’il peut dresser les uns contre les autres. Avec Territoires unis, nous disons ce que nous attendons d’un vrai dialogue et d’une négociation avec L’État, par-delà les différentes sensibilités politiques.

 

Le vice-président et le président de l’AMF, François Baroin, lors de leur nombreuses interventions en faveur des communes de France – © Oliviez Paz

Le 101e Congrès des maires se déroulera du 19 au 22 novembre. C’est LE grand rendez-vous des élus territoriaux. Cette année, le fil conducteur cette année est « Servir le citoyen et agir pour la République ». Quels sont les grands débats qui animeront cette thématique forte ?

Cet intitulé n’est pas un slogan mais une feuille de route. Il dit bien la place singulière qu’occupe les communes dans notre pays. Elles sont à la fois un pilier de la République et le lieu de la proximité, de l’humanité. Le maire est au service de ses citoyens, il les représente et les défend. Rappeler à tous les missions du maire et son engagement est un des objectifs de ce congrès. Nous allons prendre les Français à témoin : si ce n’est pas l’élu qui agit, qui le fait ?

Les travaux du 101ème Congrès seront organisés autour de quatre grands débats :l’intercommunalité au service des communes ; l’avenir de la décentralisation ; les difficultés d’accès aux services publics et enfin les enjeux financiers, dans le contexte de la suppression de la taxe d’habitation. De nombreux ateliers thématiques complètent le programme. Nous parlerons aussi des Jeux Olympiques et Paralympiques, pour qu’ils bénéficient à l’ensemble des territoires.

Le Congrès des maires est un moment de partage et d’écoute qui réunit des milliers de maires. Il est bien davantage qu’un rassemblement : le congrès des maires porte un message très fort, c’est un moment déterminant alors que le fossé n’a jamais été aussi profond avec l’État. C’est pourquoi seront également à nos côtés les représentants des régions et des départements.

 

Lors de ce Congrès sera présentée l’Agence française anticorruption. Quel rôle va-t-elle jouer auprès des collectivités ?

L’AFA est une agence importante qui intervient notamment dans le monde économique pour promouvoir la transparence et lutter contre la corruption. Les collectivités territoriales font aussi partie de son champs d’action. L’Agence doit apprendre à mieux connaître la complexité du monde local à laquelle les élus font face quotidiennement. Si la lutte contre la corruption est un bien entendu un objectif partagé par tous, nous attendons de cet échange qu’il permette d’éviter les visions caricaturales et simplistes sur la gestion communale.

 

On parle beaucoup du numérique comme « solution » à beaucoup de problématiques rencontrées par les collectivités. Qu’en pensez-vous ?

Le développement du numérique entraîne des changements considérables pour nos sociétés. Ce sont de nouvelles manières d’échanger, de communiquer, mais aussi de travailler, de créer. En matière de développement économique par exemple, il est clair que le numérique est aujourd’hui déterminant. Pour les services publics locaux, le numérique constitue une opportunité à disposition des agents, à condition qu’ils puissent être formés. Il permet également de repenser la relation avec les usagers, notamment par la simplification des procédures.

Il est aussi un défi pour les pouvoirs publics : je pense en particulier à l’accès à internet ou à l’illectronisme. L’État doit donc être très vigilant dans la négociation qu’il entretient avec les opérateurs, en prenant en compte l’enjeu d’égalité des territoires et de cohésion sociale.

J’ajoute qu’il ne faut pas confondre les facilités du numérique avec l’irremplaçable richesse de la proximité. C’est particulièrement vrai en matière d’implantation des services publics. Le numérique doit demeurer un outil, pas une fin en soi.

 

©DR

Enfin, pour conclure, quelle définition donneriez-vous au mot « maire » aujourd’hui ?

La personne du maire est avant tout l’incarnation de la commune, c’est-à-dire de l’institution la plus à même de répondre concrètement aux besoins variés des citoyens. Le maire demeure par ailleurs le premier repère dans un environnement politique et administratif qui évolue sans cesse.

Dans un monde en plein bouleversement, les maires incarnent le visage humain d’un Etat qui est de plus en plus perçu comme une gigantesque machine administrative. Les maires se dressent comme autant de pôles de stabilité. Avec leurs équipes, ils participent à la cohésion du corps social en maintenant le lien entre les territoires et le territoire de la République. Ils sont le ciment républicain qui fait vivre l’unité dans la diversité des territoires. Les citoyens ne s’y trompent d’ailleurs pas : le maire est précisément la figure républicaine la mieux identifiée et reconnue.

Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de relever que ce lien particulier qui unit le maire à sa population est commun à tous les édiles de France. Chaque fois que je rencontre un ou une maire, je suis frappé de mesurer à quel point la taille de la commune n’affecte en rien la nature profonde de l’attachement réciproque qui le lie à ses administrés. C’est d’autant plus remarquable que ce n’est vrai, je crois, pour aucun autre mandat.

 

  Repères bio
  – André Laignel est maire d’Issoudun depuis 1977 et président de la communauté de communes du Pays d’Issoudun depuis sa création en 1994.
– De 1979 à 1985, il a été président du Conseil général de l’Indre, et député de ce département de 1981 à 1988.
– Député européen à deux reprises (1994 – 1999 et 2004 – 2009), il a mené campagne avec Laurent Fabius pour le « Non » au référendum sur le Traité Constitutionnel Européen.
– Au Congrès des Maires de France de novembre 2014, il devient Premier vice-président délégué de l’Association des Maires de France. Il lance un travail de fond sur les questions de Laïcité qui débouchera sur la publication du vade-mecum sur la laïcité publié en novembre 2015.
– Docteur d’État en droit, diplômé de sciences politiques, il a enseigné à la faculté de Paris I jusqu’en 1981.

 

► Vous pouvez télécharger le pdf de l’interview en cliquant ci-dessous

 

 

© AMF

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