Une réflexion en profondeur doit être engagée sur la décentralisation

Enseignant à I’Ecole urbaine de Sciences Po Paris, Nicolas Portier a été, de 2004 à 2021, le délégué général d’Intercommunalités de France (ex-AdCF). Il revient pour le Journal des Communes sur le rapport rendu par le député de I’Oise (et ancien ministre du Budget) Eric Woerth.

Propos recueillis par Jérôme Besnard.

Journal des communes: Comment jugez-vous les propositions du rapport Woerth vis-à-vis des  intercommunalités?

Nicolas Portier: Elles rouvrent des débats qui ont eu lieu déjà à deux reprises avec la loi Engagement et proximité de décembre 2019 puis la loi 3DS de janvier 2022. Ces propositions me semblent surtout tactiques pour essayer de trouver un accord avec le Sénat sur d’autres sujets. On voit bien que le rapport s’est efforcé, de manière assez habile d’ailleurs, de satisfaire beaucoup de parties prenantes à la fois, en pensant à son atterrissage législatif dans une configuration parlementaire très compliquée. Sur le fond, les propositions concernant l’intercommunalité sont plutôt régressives et décalées par rapport aux enjeux territoriaux de l’avenir. Rapprocher progressivement les divers statuts d’intercommunalités n’aurait rien de choquant, mais ce n’est pas à travers le « moins-disant »  qu’il faut le faire. Nous sommes déjà engagés dans la convergence des statuts dans la pratique, au vu des degrés d’intégration actuels des intercommunalités. Vouloir détricoter les compétences mutualisées serait un contresens. On le voit actuellement sur le dossier de la compétence petite enfance. Dans la pratique, ce sont les communautés de communes qui ont très souvent permis de créer des offres de garde qui n’existaient pas en secteur rural ou qui se réduisaient aux villes centres au sein des agglomérations. La convergence progressive des statuts d’intercommunalités devrait surtout nourrir une réflexion sur les modalités d’élection futures des élus intercommunaux. En préconisant le statu quo, le rapport laisse un goût d’inachevé. Les politiques publiques transformatrices et les grands projets qui déterminent I’avenir des territoires relèvent de plus en plus des  intercommunalités. Mais le mode de scrutin «fléché», employé à deux reprises en 2014 et 2020, à montré qu’il n’est pas en mesure de rendre lisibles les responsabilités et les offres politiques concurrentes. La démocratie locale est de fait rabougrie, rivée à ce que le sociologue Jean Viard a appelé la« démocratie du sommeil ». On vote là où on dort, sur les sujets de riveraineté, mais les services publics locaux essentiels (déchets, eau, assainissement, transports collectifs…), les projets de développement économique, les grands programmes d’investissement du territoire, les politiques culturelles… sont mis de côté.

En préconisant le statu quo, le rapport Woerth laisse un goût d’inachevé.

JDC: Le retour du conseiller territorial évoqué par le rapport Woerth est-il une bonne idée?

NP: Le conseiller territorial avait été préconisé en 2009 par le rapport de la commission Balladur mais dans un tout autre contexte. Les régions étaient plus petites et les concurrences avec les départements très fortes tant les compétences étaient encore enchevêtrées. La première version du projet reposait sur des scrutins de liste d’arrondissement. Revenir au conseiller territorial dans le cadre des nouvelles régions à partir de cantons et d’un scrutin binominal est non seulement peu opportun mais surtout impraticable. Les compétences des départements auraient plus de sens à être rapprochées de celles du bloc local. Les continuums d’action publique sont nombreux sur les voiries, les réseaux techniques, le logement, l’action sociale (avec les CCAS/CIAS), les services publics de proximité, la liaison écoles/collèges… Il existe beaucoup de structures départementales (CAUE, syndicats d’énergie, agences techniques…) qui travaillent en lien étroit avec les communes et intercommunalités. On pourrait repenser la subsidiarité entre bloc communal et département en tenant compte de contextes très différents. La plus-value du département est faible dans les métropoles, mais peu contestable dans les secteurs très ruraux de vastes régions. Il y a également un enjeu de clarté d’ensemble du dispositif. L’enchevêtrement actuel des découpages cantonaux et des périmètres intercommunaux est illisible pour nos concitoyens. Mieux articuler ces échelles, en repensant la composition du conseil départemental à partir des exécutifs municipaux et intercommunaux, me semble une piste plus intéressante. C’est celle qui avait été ouverte en 2014 mais très vite refermée. Revenir à l’idée première de rapprochement département-région est sans doute une impasse, en dehors des situations très spécifiques de la Corse, où le débat est derrière nous, et de l’outre-mer, où la fusion verticale a été opérée dans trois cas (Martinique, Guyane, Mayotte) et reste possible à la Réunion ou en Guadeloupe. Dans les régions de l’hexagone, pour beaucoup élargies par les fusions de 2016, on ne voit pas comment aménager un découpage cantonal répondant aux exigences du Conseil constitutionnel. Avec ses 76 000 habitants la Lozère ne pèse que 1,2 de la population d’Occitanie. N’aura-t-elle qu’1,2 % des cantons et des représentants ? C’est ce qu’impose la règle d’équivalence démographique des cantons, dans la limite de + ou- 20 %. On peut dire la même chose de la Creuse (1,8% de la population de Nouvelle Aquitaine), de la Meuse (3 % de Grand Est) et de nombreux autres départements ruraux. Le paradoxe serait que c’est là où leur utilité est sans doute la plus forte que l’on verrait les départements dilués et marginalisés dans les régions. Dernier point, je rappelle que la ville de Paris et la métropole de Lyon exercent désormais les responsabilités dévolues aux conseils départementaux. Faudra-t-il détricoter ce qui a été construit pour redonner ces compétences aux régions Île-de-France et Auvergne Rhône-Alpes ?

L’enchevêtrement des découpages cantonaux et des périmètres intercommunaux est illisible.

JDC: Que manque-t-il au rapport Woerth?

NP: C’est un rapport qui porte sur de nombreux sujets, beaucoup plus nombreux que ceux que je viens d’évoquer. Il reste stimulant et contient de bonnes idées sur l’affirmation des « chefs de file», la fiscalité, la péréquation… même pour qui n’est pas d’accord avec l’ensemble des 51 propositions et des analyses. ll est assez volontariste sur certains sujets d’importance comme la simplification de la gouvernance du Grand Paris. On sent néanmoins que le rapport est très contraint parles deux lois récemment votées et le legs des réformes fiscales engagées par Emmanuel Macron qui ont supprimé plusieurs dizaines de milliards d’impôts territorialisés à travers la taxe d’habitation et la CVAE. Remettre I’ouvrage sur le métier était très difficile. Beaucoup de mots d’ordre sur la confiance, la clarification, la différenciation… tournent aujourd’hui à vide. Le disque est rayé. Nous sommes parvenus à un moment où une réflexion en profondeur doit être engagée sur la décentralisation. Quel est le projet de renouveau démocratique dont elle doit être porteuse? Comment améliorer la redevabilité des assemblées locales et la compréhension des enjeux dont elles ont la charge ? Certainement pas en les transformant en agents d’exécution de décisions prises ailleurs. Les collectivités territoriales, comme les corps intermédiaires en général, sont de plus en plus dépossédés par l’étatisation des finances publiques et la renationalisation impressionnante des agendas politiques locaux. Les principes de libre administration, d’autonomie locale, de responsabilité fiscale ont été piétinés depuis deux décennies. Même les hautes juridictions s’en émeuvent comme la Cour des comptes. On ne pourra, me semble-t-il, revenir sur ces questions de décentralisation qu’après avoir redébattu des  fondamentaux. Il y a urgence tant s’est accrue la verticalité des institutions de la Ve République.

JDC : Quel est votre regard sur le rapport Ravignon portant sur le coût du millefeuille administratif ?

NP: Ce rapport était plus resserré dans sa lettre de commande et très étroitement connecté aux questions budgétaires. |l propose un inventaire précis et chiffré des zones d’interférence entre niveaux d’action publique, les lourdeurs procédurales que cela provoque, les lenteurs des circuits administratifs et financiers, les phénomènes de sur-administration sur certains dossiers qui contrastent avec l’existence d’autres sujets délaissés. Le mérite de ce rapport est de rappeler qu’il ne faut pas s’en tenir aux seules redondances entre collectivités mais intégrer dans le «millefeuille », ou plutôt le «mikado », les multiples interférences des services de l’État et de ses nombreux opérateurs dans les politiques décentralisées. Ces interventions sont pour certaines légitimes mais le rapport met en évidence les coûts de transaction importants que représentent les coordinations permanentes entre l’État et les pouvoirs locaux. Nous sommes encore dans un système de « déconcentralisation » qui à la fois rassure les parties prenantes mais coûte cher et participe de l’illisibilité des responsabilités. Il faut en ce sens aller vers de véritables autorités organisatrices des politiques publiques, avec des droits et devoirs, des recettes cohérentes, des pouvoirs réglementaires de mise en œuvre, des capacités de délégation (mais sous contrôle serré du délégant). Les politiques publiques qui fonctionnent le mieux sont celles qui s’appuient sur cette logique.

JDC: A l’aune des réalités actuelles et de ces récents rapports, quel peut être l’avenir des grandes régions façonnées sous François Hollande ?

NP: Premièrement, il convient de rappeler que plusieurs régions ont préservé leur périmètre historique, à quatre ou cinq départements, alors que d’autres en regroupent désormais 12 ou 13. Certaines fusions n’ont concerné que deux régions quand d’autres en ont rapproché trois. Pour ne pas déconstruire les anciennes régions, les fusions ont privilégié des rapprochements «bloc à bloc». On en comprend les raisons mais cela a exacerbé la marginalisation de certaines franges et le sentiment d’éloignement. Le jugement porté sur les nouvelles régions mérite ainsi d’être conduit au cas par cas. Certains ajustements pourront intervenir à la marge, à partir des procédures déjà prévues par la loi, sans refaire tout le jeu de Tetris. Si l’on veut que nos concitoyens s’approprient réellement le fait régional, un minimum de stabilité s’impose. La réduction du nombre de régions, régulièrement appelée de leurs vœux par d’anciens Premiers ministres comme Raymond Barre, Pierre Mauroy, Michel Rocard, Edouard Balladur…, visait à améliorer les relations de travail entre l’exécutif national et les exécutifs régionaux. Or on peut regretter la défiance qui persiste aujourd’hui. Le retour en force annoncé de l’État départemental semble motivé par l’idée de court-circuiter l’interlocuteur régional. Les clarifications de compétences intervenues en 2014-2015 dans  les compétences entre collectivités sont en partie remise en cause. L’actuel chantier du «zéro artificialisation nette» de même que l’effort de territorialisation de la planification écologique sont actuellement marqués par cette ambivalence. Une main retient ce que l’autre donne. En ce sens, les propositions du rapport Woerth pour donner davantage de consistance à la notion de « chef de file » sont intéressantes. Mais dès que I’on avance dans le détail, les choses se compliquent. On souhaite conforter d’un côté le rôle de chef de file des régions en matière de transition écologique, tout en préconisant de renforcer les compétences des départements en matière de prévention des aléas climatiques. C’est assez surprenant. Même sans croire au jardin à la française en matière de compétences, le moment est venu d’identifier des cœurs de métier cohérents entre échelons institutionnels. Sinon, on assistera à la multiplication des chevauchements que recense le rapport Ravignon. 

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