Ancien journaliste, Luc Chatel est chargé d’enseignement à Sciences Po Lyon et fonctionnaire territorial. Il vient de publier aux éditions du Cherche-Midi l’ouvrage Qui veut la peau des maires de France ? (18,90 euros).
Propos recueillis par Jérôme Besnard.
Journal des Communes: Quelles sont les principales raisons qui poussent 450 maires à démissionner chaque année en France? Ce chiffre est-il en hausse ces dernières années ?
Luc Chatel : Ce chiffre est en effet en hausse depuis le début de cette mandature débutée en 2020 où I’on recense 450 démissions en moyenne par an, contre 350 entre 2014 et 2020. Les raisons qui poussent les maires à démissionner sont de plusieurs ordres. ll y a les violences dont ils sont victimes, sur lesquelles j’ai enquêté et dont je révèle I’ampleur. Il ne se passe pas une semaine en France, et sans doute pas un jour, sans qu’un maire se fasse insulter, menacer de mort ou agresser physiquement. Or ces violences sont de plus en plus extrêmes. J’évoque plusieurs tentatives de meurtres ainsi qu’un suicide, celui du maire de Rezé, à côté de Nantes, qui a laissé une lettre expliquant son geste par le harcèlement dont il était victime. Une autre série de raisons est plus à chercher du côté de l’attitude de I’Etat. Tous les maires s’en plaignent et particulièrement ceux des petites communes. lls dénoncent une réduction de leurs moyens, avec la baisse des dotations, et une réduction de leurs compétences, notamment depuis la loi NOTRe de 2015 qui en a confié plusieurs aux Etablissements publics de coopération intercommunale (EPCI). IIs sont aussi remontés face à l’impossibilité de mettre en œuvre des lois pour lesquelles ils n’ont pas été consultés et dont ils partagent d’ailleurs souvent les objectifs généraux, comme la loi Handicap de 2005 ou la loi ZAN (Zéro artificialisation nette) de 2023. Il faut bien rappeler que les communes sont dans leur immense majorité de petite taille: 52 % des communes comptent moins de 500 habitants et 97 % comptent moins de 10000 habitants.
JDC: Faut-il selon vous, comme l’AMF le demande, procéder à une réévaluation indemnitaire et statutaire de la fonction de maire ?
LC: Il faut bien ici distinguer les maires des petites communes de ceux des grandes villes. Il n’y a rien de comparable entre, d’une part, le maire d’un village de 400 habitants, qui n’a que trois ou quatre agents municipaux pour gérer des situations parfois complexes sur le plan technique ou juridique, qui se dévoue à sa fonction sept jours sur sept, et qui touche à peine 800 euros nets par mois, et, d’autre part, le maire d’une ville de 150000 habitants, dont les services pléthoriques peuvent faire tourner la commune sans lui et qui touche 4600 euros nets mensuels, indemnité qui peut monter jusqu’à 6 500 euros nets en l’accumulant avec une présidence de métropole. De plus, le maire d’une petite commune, par sa proximité avec les habitants, est « à portée de baffe» de ses administrés pour reprendre une expression que les maires utilisent souvent. Une fois cette distinction faite, il semble en effet urgent de réévaluer l’indemnité et le statut des maires de petites et moyennes communes. Car ce qui se dessine sous nos yeux, c’est une crise des vocations sans précédent, alliée à un vieillissement des élus, sachant que seuls 2,8 % des maires ont moins de 40 ans.
JDC: La métropolisation et dans une moindre mesure l’intercommunalité généralisée ont-elles contribué à décourager les vocations de maires ?
LC: Il faut ici aussi faire une distinction, entre d’une part, la généralisation de I’intercommunalité et d’autre part, la métropolisation. Le principe de I’intercommunal s’il a eu sans doute un peu de mal à s’imposer, et s’il connaît encore des résistances pour des raisons de pouvoir personnel ou d’identité communale, a néanmoins été accepté par les maires qui l’ont mis en œuvre avant même que la loi NOTRe le rende obligatoire avec l’intégration forcée des communes à un EPCI. Ce que dénoncent les maires de façon quasi unanime et très souvent avec beaucoup de colère, c’est la façon dont cette intercommunalité forcée a été faite. Ils se sont trouvés face à des délais imposés pour abandonner aux EPCI des compétences majeures, comme celles de l’eau ou des déchets, et ont été incités par les services de I’Etat à former des EPCI les plus grands possibles. Les maires de petites communes se sont ainsi retrouvés noyés dans des ensembles où ils n’ont plus voix au chapitre, certains n‘ayant même pas de siège pour donner leur avis. Les maires se font donc parfois interpeller de façon virulente par des habitants qui leur reprochent des décisions qu’ils n’ont pas prises car elles relèvent du regroupement de communes! Personne ne sait plus vraiment quelles sont les compétences spécifiques des communes et des EPCI. La décentralisation telle qu’elle a été menée par la loi NOTRe est à ce titre l’une des principales sources de découragement des maires. La métropolisation est un des autres problèmes posés par la politique de décentralisation. Je cite dans le livre une déclaration de Nicolas Sarkozy, quand il était président de la République: «Si vous voulez plus de TGV, on ne peut pas garder le bureau de poste ouvert pour tout le monde ». Elle résume assez bien la philosophie qui a guidé la décentralisation depuis une vingtaine d’années, tous partis politiques et tous gouvernements confondus, en misant tout sur les métropoles au détriment des zones rurales. Ce que certains chercheurs ont appelé la métropolarisation, c’est-à-dire une idéologie selon laquelle la métropole serait une source naturelle de croissance et de richesse amenée à rayonner largement autour d’elle. Or la métropole n’est pas l’eldorado annoncé: une étude de l’Insee de 2020 a révélé que le taux de pauvreté était plus élevé dans les très grandes villes que dans les communes de moyenne et petite taille, et même que dans les périphéries de ces grandes villes, contrairement à certains discours que l’on peut entendre depuis quelques années sur «la France périphérique ». Sans même parler des conséquences de la densification de ces zones sur le plan environnemental. Les maires de petites communes sont par exemple très remontés contre la loi ZAN par ce qu’elle leur fait payer une bétonisation excessive qui a été principalement mise en œuvre parles grandes villes et les métropoles.
JDC: Peut-on parler dans certains cas d’acharnement judiciaire et médiatique contre les maires des communes françaises ?
LC: Sur le plan médiatique, que je connais bien pour avoir été journaliste pendant vingt ans et pour donner un cours sur «la fabrication de l’information » à Sciences Po, il faudrait plutôt parler de méconnaissance voire d’indifférence à l’égard des petites communes et du fonctionnement concret des collectivités Iocales. Sur le plan judiciaire, je parlerais plutôt d’errements, qui peuvent en effet parfois virer à une forme d’acharnement anti-élus. Mais il faut bien préciser toutefois que les juges ne font qu’appliquer la loi et que celle-ci est votée par les parlementaires, comme le fut en 2013 la loi sur la transparence de la vie publique, à l’origine de nombreuses condamnations d’élus pour le moins problématiques. Cette loi a entrainé une augmentation importante des poursuites pour conflit d’intérêts contre les maires de petites et moyennes communes, sans avoir, précisons-le, vraiment réglé le problème au sommet de I’Etat. Ces poursuites et condamnations prennent souvent appui sur une disposition qui a instauré le principe dit du «déport». Ce dernier oblige les maires et adjoints qui sont membres du conseil d’administration d’une association à ne pas prendre part au vote lorsque leur conseil municipal attribue une subvention à cette association. Depuis quelques années, la jurisprudence leur impose même de sortir de la salle. Or de nombreux maires l’ignorent et se trouvent donc à la portée de poursuites, qui sont parfois menées par un concurrent politique ou une association zélée. Je cite des situations invraisemblables où des maires ont poursuivi comme seul intérêt celui des habitants de leur commune, et se sont retrouvés condamnés: l‘un pour une subvention de 250 euros à une association de poterie, un autre pour une subvention de 100 euros à une société de chasse, ou un autre encore pour avoir organisé un championnat des moins de 17 ans à la demande de la Fédération Française de Cyclisme. Ce dernier, le maire de Plougastel, n‘avait pas pris part au vote mais il n’est pas sorti de la salle. Il a été condamné à 9000 euros d’amende.
La loi de 2003 a entrainé une hausse importante des poursuites pour conflit d’intérêts contre les maires de petites communes.
JDC: Les agressions d’élus se multiplient. Quels sont les principaux motifs de ces actes délictueux et parfois criminels ? Alourdir les peines suffira-t-il à faire redescendre ces pressions physiques ?
LC: L’enquête que j’ai menée pendant plusieurs mois sur ces agressions, dont l’immense majorité a été très peu médiatisée, révèle que les motifs sont la plupart du temps sans aucune mesure avec l’agression commise. Il s’agit souvent de demandes faites par le maire à des personnes de cesser une nuisance ou une action dangereuse, et qui leur vaut en retour une agression verbale ou physique: pour le signalement d’un excès de vitesse sur une place de village où jouent des enfants, de nuisances sonores excessives dans la salle des fêtes ou d’un dépôt de déchets sauvage, par exemple. Ce que l’on retrouve toutefois assez souvent c’est la défense par ces agresseurs
de leurs propres intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général, du bien commun. Et une impatience devenue beaucoup plus vive depuis les périodes de confinement liées au Covid, comme l’ont démontré plusieurs études que je cite dans le livre. ll s’agit en somme d’un repli individuel grandissant allié a un passage à l’acte violent devenu beaucoup plus décomplexé. Comme il apparaît que ces agressions sont le plus souvent le résultat de pulsions, d’actes incontrôlés et irréfléchis, on peut supposer que si l’on alourdit les peines encourues, cela ne changera pas grand-chose, ces agresseurs n’ayant pas vraiment pris le temps d’y réfléchir. Au-delà de la hausse de ces agressions, j’ai réalisé en faisant ce travail d’enquête que les maires, à travers ce qu’ils vivent et ce qu’ils subissent, sont les révélateurs de maux profonds de notre société: I’individualisme, le consumérisme et une sorte de fatalisme face à un avenir sombre ou incertain. Or la commune est une institution qui fonctionne plutôt bien globalement, et qui peut offrir des réponses à ces problèmes et à ces angoisses, notamment en milieu rural, où l’on peut sans doute plus facilement tisser des liens sociaux, profiter de la nature et d’une certaine forme de simplicité. C’est pourquoi mon livre est aussi un appel à ne pas laisser les communes disparaître, comme cela est en train de se dérouler sous nos yeux.