Adjoint au maire de Nice et secrétaire général de l’association des Villes impériales, l’historien Gaël Nofri vient de publier Bouvines. La confirmation de la souveraineté aux éditions Passés composés (20 euros).
Propos recueillis par Pierre Baudouin.
Journal des Communes: Comment expliquer la place très importante de la bataille de Bouvines dans notre mémoire nationale ?
Gaël Nofri: La place de Bouvines dans la mémoire nationale interroge en effet car elle est une sorte de « résistance » à l’esprit du temps. Notre époque a gommé les grandes dates, a rejeté l’idée de bataille décisive, a regardé avec circonspection les hauts faits ou les tournants déterminants… Malgré cela Bouvines demeure l’un des repères qui éclaire I’histoire de France. L’affaire n’est pas nouvelle et le grand Georges Duby lui-même, lorsqu’il fit paraitre en 1973 le fameux « Dimanche de Bouvines » se justifiait dans son introduction de ce choix de publication au sein de la collection des « Trente journées qui ont fait la France » un choix un peu – en apparence tout du moins – à rebrousse-poil de l’école des annales et de son rejet de I’histoire politique des hauts faits et des grands personnages. Mais ce paradoxe est à tempérer: Bouvines est un moment de synthèse, un instant qui parle des querelles du moment et de leur évolution dans I’histoire, une fenêtre ouverte sur une transformation des choses en gestation depuis longtemps et qui déterminera les évolutions durables de I’histoire de France. Cette transformation va insuffler au pays, et bien au-delà, un caractère déterminant. En cela Bouvines appartient à la mémoire nationale comme les fondations au bâtiment.
JDC: Quel rôle jouèrent les milices communales dans cette bataille ? Peut-on dire que leur action ce jour-là à contribué à la formation du sentiment communal en France ?
GN: Il convient de ne pas surestimer le poids et l’importance de ces fameuses milices communales. On parle de quelque 17 communes ou regroupements de communes qui participent en effet, via des milices bourgeoises, au combat. Il s’agit d’une nouveauté importante qui justifie l’essor communal poussé, pour d’autres raisons, par les Capétiens. Mais il ne s’agit pas d’une représentation du peuple en arme, loin s’en faut! D’abord il s’agit uniquement de communes issues du domaine capétien, de plus le nombre des participants ne dépasse sans doute pas quelques centaines, enfin, elles n’interviennent, semble-t-il, qu‘une fois les hostilités largement entamées à cause de l’engagement précipité et un rien confus du combat… Il n’empêche, le souverain apparaît ce jour-là comme le combattant en communion avec Dieu, entouré de ses barons et soutenu par ses « bonnes villes » le symbole est important, il dit beaucoup de ce que sera la monarchie traditionnelle capétienne… plus tard, au XIXe siècle, chacun voudra y voir ce que sa «cause» voudra bien y trouver. Guizot fera de la présence des milices communales un moment fort de l’éveil du sentiment national français, dans une lecture évidemment conforme à l’idée d’une monarchie bourgeoise orléaniste. Plus tard, Jacques Bainville, fortement imprégné de la lutte contre le monde germanique fera aussi de cette bataille la date de naissance du sentiment national, mais avec sans doute un autre argument: la liesse populaire qui accompagne, d’après le chroniqueur, le retour du roi et de ses hommes victorieux de l’empereur germanique… Quel que soit l’argument retenu, il est évident qu’à Bouvines, s’est jouée une partie de |’éveil au sentiment national ; le fait même que le chroniqueur, témoin des évènements, en porte témoignage tend à prouver que dès cette époque la chose est intelligible pour la population de son temps.
À Bouvines s’est jouée une partie de l’éveil du sentiment national.
JDC: À la lecture de cet épisode de notre histoire, peut-on dire que la légitimité capétienne s’est articulée autour d’une relation privilégiée entre le roi et ses sujets au détriment de l’esprit féodal ?
GN: Je crois que ce serait une lecture anachronique des évènements. Philippe Auguste comme tous les Capétiens utilise le système féodal qui structure la société à son avantage: mariages, tutelles des enfants mineurs, droit du suzerain sur ses vassaux, commises des terres… sont autant d’outils dont le roi de France sait faire usage afin d’affermir, conforter, renforcer sa position. Tout l’enjeu est de venir fournir des moyens réels, un pouvoir, au service d’une légitimité, d’une autorité, d’une prétention pourrait-on dire des rois capétiens. Car si les premiers souverains de cette dynastie vont se servir de la pyramide féodale, ils se considèrent comme au sommet de celle-ci, voir au-dessus de cette pyramide même et donc en-dehors. Ainsi apparait la première définition de la souveraineté: le roi ne se reconnaît vassal d’aucun. Pourquoi ? Parce que le roi de France tire sa légitimité ailleurs: c’est le sacre du roi qui en fait I’oint du Seigneur, qui donne à son statut une dimension religieuse et son autorité une coloration divine. En ce sens, le long et inlassable travail des Capétiens va être de créer du pouvoir pour ne pas se contenter d’une autorité « nue», ce sera organiser la rencontre du possible – le politique – et du vrai – le sacré —. C’est le combat de tout pouvoir qui veut durer dans I’Histoire: ne pas se retrouver autorité privée de capacité d’action, ni, c’est l’autre danger, capacité d’action privée d’autorité… Comme disait Charles Péguy «tout commence en mystique et s‘achève en politique ».